Les effets du diagnostic et l'accompagnement familial

Diagnostic Pyschologie Accompagnement

Personne n’est préparé à un tel choc d’avoir un enfant handicapé. L’annonce du handicap agit à la manière d’une lame de fond qui vient recouvrir, au moins temporairement, la vie personnelle et intime des parents, et touche tous les membres du cercle familial. L’existence d’un handicap modifie en profondeur les représentations de l’enfant dans la tête des parents. Il y a un sentiment de bascule avec l’annonce, un avant et un après. Une blessure s’est ouverte qui ne se refermera jamais tout à fait. On parle de béance narcissique, d’effraction traumatique, d’un état de catastrophe psychique qui atteint les parents.

Cependant, parvenir à mettre un nom sur les troubles de leur enfant est primordial pour eux. Un double phénomène se produit dans le moment de l’annonce ou plutôt dans les moments au pluriel, tant ce processus de prise de conscience du handicap de l’enfant est le résultat d’un long cheminement.

Le premier phénomène est celui de « fétichisation » des paroles qui sont prononcées. Les mots restent gravés dans la mémoire des parents, comme des cicatrices. Mais pas seulement les mots, souvent des éléments contextuels gardent un caractère indélébile : la lumière ce jour-là, les odeurs…. Des choses très sensorielles. La charge émotionnelle de cet instant paraît intacte. L’absence de réconforts, de mots attendus et de réponses creuse quelquefois les mêmes blessures. D’autres paroles n’ont pu être entendues en raison de la sidération qu’elles produisent.

Le deuxième phénomène est la mise en place fréquente du « doute » dans ses deux acceptions : « je m’en doutais, depuis longtemps, depuis toujours, qu’il ou qu’elle avait un problème, que ça n’allait pas ». Les parents vont chercher dans l’histoire précoce, des indices qui montraient déjà que cet enfant présentait des signes anormaux (reconstruction a posteriori ou repérage de signes réels ?). À l’inverse, émerge aussi : « je doute, je mets en doute ce que vous me dites de mon enfant, ce n’est pas possible, je ne peux pas entendre ça ». Dans tous les moments qui viennent forger les contours de la révélation, il y a cette oscillation entre les deux versants du doute.

Néanmoins, cette expérience est singulière. Il n’y a pas de lien directement proportionnel entre la gravité d’une situation et ses répercussions psychologiques. Celles-ci vont être fonction de la nature du handicap, mais aussi (et avec autant d’importance) du sens que l’on donne à cet événement hors norme, de la place de l’enfant handicapé dans la fratrie et de l’histoire personnelle des parents.

Mais l’on peut tout de même évoquer les réactions les plus marquées chez les parents :

  • la sidération (ce choc est inaudible, inintégrable) ;

  • le déni du diagnostic ;

  • le chagrin intense, incommensurable (qui peut être accompagné d’un vécu dépressif plus ou moins durable) ;

  • la révolte (l’éprouvé d’une profonde injustice).

Se surajoutent quasiment toujours, là aussi à des degrés divers, des fantasmes de fautes à expier, de punition, de prix à payer (n’est-il pas dit dans l’Agamemnon d’Eschyle que « la maison du juste n’a que de beaux enfants » ?).

Un questionnement particulier vient sans relâche, chez les parents, quant à leur désignation par le destin dans ce qu’il arrive à leur enfant : « pourquoi moi - pourquoi nous ? ». La rationalité scientifique du diagnostic, la découverte de l’étiologie (l’origine de la maladie) ne viendront jamais combler cette faille. Cette réponse impossible vient rencontrer la production de ces deux pôles dont parle Simone Korff Sausse : « le besoin de n’y être pour rien et le besoin d’y être quand même pour quelque chose ». Cette idée d’y être quand même pour quelque chose est co-extensive au lien de transmission et va faire se confondre moralement responsabilité et culpabilité dans l’esprit des parents.

Eléanore sourit à son papa
Eléanore et son papa

La spécificité du syndrome de Rett

Le syndrome de Rett a ceci de particulier (bien qu’il partage cette spécificité avec d’autres maladies) qu’il est un syndrome à expression tardive. Autrement dit, l’enfant porteur de cette affection se développe lors des premiers mois de vie de façon apparemment normale, jusqu’à cette phase de régression aussi rapide que brutale.

La tâche qui incombe aux parents est donc alors de renoncer, non pas à un enfant rêvé, imaginé avant sa naissance, mais de renoncer à un enfant qui allait bien. « His majesty the baby » selon les mots de Freud est remplacé par cet enfant si redouté, celui du fantasme prénatal de l’enfant anormal, porteur d’anomalies, côtoyant celui de l’enfant merveilleux à naître, à qui est dévolue de façon imaginaire la mission d’accomplir ce que ses parents n’ont pas pu accomplir, investi de leur narcissisme. Cet enfant handicapé, c’est un enfant que l’on élève pour rien, il n’y aura pas de descendance, le cycle des générations est interrompu.

Du côté de l’enfant

Ce trauma infligé aux parents n’est pas sans effet sur l’enfant lui-même. Or, dans le processus de révélation du handicap, et ensuite dans toutes les situations dans lesquelles vont venir se renouveler les effets de l’annonce (placement en institution, prescription d’un fauteuil roulant, d’un corset…), l’enfant est rarement envisagé comme sujet de ce qui lui arrive. La prise en compte de ses affects et, plus largement, de sa vie psychique devrait se trouver au premier plan pour tous ceux qui l’entourent. Même s’il ne comprend pas toujours le sens des paroles énoncées par les adultes, il perçoit avec une finesse souvent étonnante les émotions qui les étreignent. Aussi il est fondamental de trouver les moyens pour rendre l’enfant présent dans ce qui se passe pour lui (que ressent-il, qu’exprime-t-il ?).

Des adaptations nécessaires

Pour les personnes proches, dès l’annonce du handicap se posera la gageure d’accueillir l’enfant avec sa singularité sans que celle-ci ne vienne recouvrir son identité et ne prenne toute sa place d’enfant. C’est une position extrêmement précaire, car le handicap sévère va venir modifi er ou entraver le jeu interactif de l’enfant avec son entourage. Les déficiences constitutives de la situation de handicap vont créer une situation particulière entre cet enfant et ses parents, sa famille. Par exemple, un effet de protension de temps se produit, c’est-à-dire une pérennité des préoccupations des parents par rapport à des difficultés qui souvent, non seulement ne s’arrangent pas, mais s’aggravent. Les perspectives d’avenir, l’illusion anticipatrice si importante pour le développement de l’enfant ne vont pas se mettre en place avec le même naturel. Peu ou pas de projections vers l’avenir, car l’avenir apparaît d’emblée angoissant.

Dès la prise de conscience de la gravité du handicap, les parents se posent la question de « l’après », de « quand nous ne serons plus là ». Il faut entendre ici « qui le protégera, qui saura l’aimer comme nous ? »

L’attention portée sur les besoins de base, qui dure seulement quelques mois pour un enfant normal, n’en fi nit jamais à cause de la grande dépendance. Les actes contraignants de la vie quotidienne connaissent une répétitivité sans borne. La notion de progrès est complémentent revisitée. Le risque de malentendus et de controverses dans l’attribution de significations relatives aux comportements de l’enfant polyhandicapé est permanent. Un enfant qui est gêné dans son corps sur les plans sensoriel et moteur, va avoir non seulement des sensations et des perceptions gauchies pour organiser sa représentation du monde, mais il va trouver en face de lui des personnes qui pourront être décontenancées par un fonctionnement inhabituel. Les adaptations de l’ancrage interactif et relationnel seront permanentes.

La famille et le couple

Les familles avec un enfant polyhandicapé courent le risque de se couper de la vie sociale. D’abord à cause de l’incommunicabilité de la souffrance qui souvent dans les premiers temps au moins les isole. Ensuite à cause de tout un tas de situations très banales en principe, mais qui deviennent impossibles ou trop compliquées. Les loisirs, les sorties, les vacances sont chargés de telles contraintes que souvent l’on préfère y renoncer. Parfois aussi, les stigmates finissent par marquer les parents, voire les membres de la fratrie. Et l’on devient non plus monsieur et madame Untel… mais le père ou la mère de l’enfant handicapé… Idem pour les frères et sœurs qui insidieusement portent ce glissement d’identité, mélange de désignation et de compassion.

Pour le couple, les priorités ne sont plus les mêmes. Les points communs avec les autres se diluent. Mais il y a aussi des liens nouveaux qui peuvent se créer avec d’autres personnes (les parents adhérents de l’AFSR le savent bien). La solitude du couple qui doit s’occuper d’un enfant avec une maladie grave ou porteur d’un handicap est une expérience extrême de la vulnérabilité. Le risque de dévitalisation du couple est fort quand la maladie survient, le contrat moral implicite qui le lie doit être redéfini.

L’apparition des premiers symptômes de la maladie, l’énoncé du diagnostic et son cortège de difficultés, présentes et à venir, va confronter les parents à une situation proprement inouïe. Mais avant que le diagnostic ne soit posé, existe une période où le mal qui affecte l’enfant est sans nom, sans identification nosologique. La perte des acquisitions typiques de la première enfance, la survenue des stéréotypies laissent les parents désemparés, impuissants, les renvoyant à des sentiments obscurs, indicibles. Chaque parent, chaque père et mère (chaque couple aussi) devra forger son propre chemin avec ses limites et ses ressources.

Les grands-parents

Les grands-parents sont aussi confrontés à des peines multiples produites par le handicap. Si les parents doivent apprivoiser leur douleur (« Sois sage, ô ma douleur ») pour faire advenir leur capacité de prodiguer des soins (au sens large) à l’enfant, pour les grands-parents la douleur est autant causée par le mal qui affecte leur petit-enfant que par le tragique qui s’est abattu sur leur descendant direct. Ils ont la crainte que leurs enfants ne puissent affronter une telle épreuve. Quand ils s’occupent de leur petit-enfant, ils le font autant pour lui que pour aider, soulager leurs enfants ; mais bien souvent ils se sentent impuissants, eux aussi marqués par l’onde de choc du handicap, avec une difficulté à trouver la juste proximité avec ceux qu’ils voudraient protéger.

La fonction parentale est malmenée pour les deux générations. La situation de handicap peut aussi venir occuper la fonction de révélateur de tensions ou d’incompréhensions mutuelles, parfois pré-existantes. Les grands-parents peuvent faire des reproches dans la manière de s’occuper de l’enfant, persister dans le déni de la gravité de ses troubles. Tels autres vont avoir une tendance à prendre trop de place ou encore à paraître si angoissés par l’état de leur petit-enfant que les parents « préféreront » se passer de leur présence à leur côté. On voit bien alors que le soutien, l’information et l’accompagnement des grands-parents sont hautement souhaitables pour qu’ils puissent jouer ce rôle essentiel d’appui et de ressources auprès de leur descendance.

La fratrie

La manière de vivre la présence d’une sœur ou d’un frère handicapé va être différente suivant plusieurs paramètres notamment le rang dans la fratrie. Parfois, paradoxalement, l’enfant bien portant souhaiterait être handicapé d’une certaine façon pour pouvoir recevoir la même sollicitude de la part des parents. Les frères et sœurs peuvent, à l’inverse, être inquiets d’être eux-mêmes hypothétiquement porteurs d’un handicap sans que cela se voie. Ils se demandent aussi si cela pourrait leur arriver. Se développe souvent une position de parentalisation alimentée par la pensée un peu magique qu’ils réussiront eux, à guérir leur sœur, leur frère. Ils se fixent des idéaux inaccessibles, ce qui peut rajouter à la souffrance initiale. Ils essaient souvent de soulager leurs parents et d’être exemplaires ou au contraire peuvent accumuler les bêtises pour qu’on s’occupe d’eux.

Les questions relatives à la transmission générationnelle du handicap se font jour ensuite. Des sentiments de honte et de protection coûte que coûte peuvent apparaître. Ce sont des enfants qui peuvent mûrir très vite avec des prises de responsabilité qui ne sont pas de leur âge. Il y a aussi des sentiments de valorisation, des bénéfi ces secondaires. Précisons tout de même que les difficultés relatives au handicap d’un membre de la fratrie ne sont absolument pas prédictives de difficultés futures pour les frères et les sœurs.

L’accompagnement familial

Dans une relation d’accompagnement, l’on ne peut pas faire l’économie de rapports qui engagent émotionnellement les partenaires. L’accompagnement familial passe par l’écoute et l’accueil des difficultés, mais aussi par le partage, avec pour horizon l’instauration d’une relation de partenariat. Le partage est d’abord celui d’un récit que l’on va construire ensemble, parents et professionnels, s’appuyant sur les capacités d’identification à l’enfant, sur ses besoins, sur sa manière d’être unique et originale. Cet échange nécessite du temps, l’établissement progressif d’une relation de confiance. Cela n’est pas donné d’emblée, car les projections psychiques sont omniprésentes (des parents vers les professionnels et inversement), elles viennent suppléer les incapacités de l’enfant à communiquer.

Pour les professionnels, malgré nos dénis, notre bienveillance affichée, malgré tous les bons sentiments, la rencontre avec l’enfant polyhandicapé ne manque pas de faire naître en nous un sentiment d’étrangeté. Je renvoie le lecteur à la notion freudienne d’inquiétante étrangeté. Ce ressenti surgit chaque fois que quelque chose qui aurait dû rester caché apparaît au grand jour. C’est de l’ordre de la transgression d’un interdit qui aurait été levé et qui n’aurait pas dû l’être, de l’ordre d’un impossible qui comme par maléfice, se serait réalisé. L’image du polyhandicap agit comme une effraction dans notre propre sentiment d’intégrité. Voici un corps extraordinaire, privé de parole, privé de sens, qui nous confronte à l’inguérissable, à l’irrémédiable et conduit au vacillement de nos repères techniques, relationnels et éthiques. L’accompagnement inclut la notion de prendre soin. Il s’agit moins là d’actes et de procédures que d’une prise en compte de l’autre et de sa singularité. C’est une pratique avant tout de nature relationnelle. L’accompagnement vise finalement à faire en sorte que l’enfant et sa famille ne soient pas déterminés, emprisonnés par un destin tracé d’avance, à mettre en avant les forces de vie de chacun. Le syndrome de Rett, en tant que polyhandicap nous place dans ce type de situation où, à tout moment, nous avons à reconnaître l’autre comme une personne à part entière capable d’affection, de choix et de désirs. Veillant ainsi à ce que sa présence au monde et son identité de sujet ne disparaissent pas derrière les avatars du handicap.

Conclusion

Le philosophe G. Canguilhem soutient que les formes de vie « anormales » n’ont pas à être situées dans un rapport de comparaison et d’opposition avec ce que serait la normalité. Il s’agit de deux modes de fonctionnement de la vie, sans qu’il y ait de fait normal ou pathologique en soi. L’anomalie, la déficience, la mutation ne sont pas elles-mêmes pathologiques. Elles expriment d’autres normes de vie possibles. À ce titre, nous abordons le handicap comme une forme non pas inférieure, mais différente de l’être.

Luc RIVOIRA, psychologue clinicien (2016)
Lien utile :

Vidéo de Luc Rivoira